vendredi 6 février 2009, par Arnaud Sperat-Czar
C’est sans doute l’une des fromageries les plus conviviales du monde. Une échoppe à Montréal où l’on peut savourer dans l’instant qui suit les fromages que l’on a aperçus à la coupe sur les plans de bois, où l’on peut se prélasser à lire les journaux en buvant un thé vert de la meilleure origine après avoir avalé une « croûte fromagère », où les habitués se laissent volontiers guider par les choix du patron sans même que celui-ci n’ait besoin de les formuler.
Cidre de glace
La devanture, avec ses modestes linteaux de bois peints en vert sombre et son auvent de guingois sous le poids de la neige, ne paye pas vraiment de mine. Mais à l’intérieur, les flaveurs mêlées du café et des fromages ravissent immédiatement la narine tandis que l’œil ne sait où se fixer dans ce repaire baroque, mélange d’épicerie italienne et de magasin de Delicatessen, où tout est ordonné selon un savant désordre. Du fromage bien sûr, mais aussi, du pain, des pâtisseries, des huiles, des vins et liqueurs, dont le fameux cidre de glace qui se marie si bien au bleu.
Max Dubois, la quarantaine triomphante, a repris, en 1998, à la mort de son père, la boutique que celui-ci avait créée en 1990, dans l’un des quartiers devenus, avec le temps, l’un des préférés des « bobos » de Montréal. La petite bourgade de Saint–Lambert est située au sud-est de la ville, de l’autre côté du Pont Victoria, cette structure métallique d’un autre temps qui enjambe le Saint-Laurent. Elle voit se succéder de coquettes maisons espacées de grands jardins. Cet ancien quartier irlandais, quelque peu déshérité, s’est embourgeoisé au fil des années, attirant les familles avec enfants qui ne trouvaient plus l’espace suffisant à Montréal.
Façon bistrot
Le père avait ouvert un magasin 100% fromages, avec juste un banc pour prendre un café. Max a agrandi au fur et à mesure l’espace, ajouté des tables et proposé une restauration à la fois chaleureuse et tendance, faisant la part belle aux fromages, aux charcuteries et aux légumes bio grillés, qu’il assemble sur de grandes tartines de pain au levain grillé.
Dès le début, il s’était fixé un cap : travailler en direct avec des fromagers traditionnels pour proposer une offre située à une distance transatlantique des canons d’une certaine nourriture anglo-saxonne, lisse au goût et à l’œil. Il empile, plus que ne range, dans ses meubles-vitrines des fromages de tous horizons, le plus souvent au lait cru. Parmi eux, une bonne majorité de fromages français, où l’on reconnaît des noms de fabricants à la réputation irréprochable, tels que ces comtés aux arômes profonds affinés dans un ancien fort militaire, minutieusement choisis.
Une offre haut de gamme, mais servie de façon décontractée, façon bistrot. Max Dubois affine lui-même ses stiltons au Porto, fait macérer des crottins de chèvre dans des pots en grès pour des restaurateurs, et bichonne ses fromages fermiers dans une cave voûtée. Les vendeurs, jeunes et dégourdis, ont le bagout du patron qui joue volontiers les pitres, n’hésitant pas a accueillir ses client avec, en guise de bonnet, un sac en papier kraft enfoncé sur l’occiput.
Défenseur du fromager opprimé-
Marié à une vidéaste, petite-fille d’un leader indépendantiste, issu d’une famille d’artistes et d’intellectuels, Max Dubois aime se mettre en scène et porter la bonne parole. Il la dispense aux classes d’écoliers, qui, chaque semaine, se succèdent dans son magasin, pour venir entendre parler du terroir, et lui laissent, en souvenir des dessins qu’il accroche aux murs de l’échoppe. L’homme a du talent et sait parler avec une emphase non dénuée de profondeur de la magie des fromages.
Quand a éclaté la crise du 6 septembre, quand son magasin a été emporté dans la tourmente sécuritaire, avec trois voitures de police dans la rue, Max s’est glissé avec énergie dans l’habit de défenseur du fromager opprimé et du pourfendeur des fonctionnaires « incompétents ou manipulés », mobilisant les médias et multipliant les initiatives. Lui qui a longtemps fait des conférences pour les fromages italiens au Canada a l’art de tenir et captiver un auditoire. Il a méthodiquement consigné dans des cahiers le déroulement de la crise.
En cinq ans, l’homme, qui n’est pas qu’un artiste hédoniste, a multiplié par cinq le chiffre d’affaires de sa boutique, tout en se refusant à travailler plus de quatre jours par semaine. Un Don Quichotte aux pieds bien accrochés au sol.