lundi 5 novembre 2012 , par Christophe Demay
Sans doute ne l’avez-vous jamais vu sur les étals... Difficile à trouver en dehors de la Brie, le "brie noir" est une petite merveille et une spécificité locale. Moins raffiné et séducteur que son grand frère le brie de Meaux, il a aujourd’hui trouvé sa place grâce à son caractère bien trempé. Qu’importe si sa couleur tire davantage sur le marron foncé, on l’appelle brie noir. Sans doute pour accentuer le contraste avec les bries orthodoxes blancs et striés. Cette variante de brie se distingue par un affinage poussé, généralement à 8 ou 10 mois, parfois au-delà, lorsque le cahier des charges des bries AOC se "contente" d’une durée minimale de 4 semaines. Au sortir de ce long affinage, les artisons ont accompli leur ouvrage, la croûte s’est muée en épaisse carapace, la pâte a viré de l’ivoire au jaune paille, et le fromage a gagné en puissance.
Une histoire tout en contrastes
L’histoire demeure peu prolixe sur le brie noir. Quand son homologue " blanc" véhicule anecdotes fleuries et accumule titres de noblesse, le brie noir est régulièrement passé sous silence. Sans doute parce que le fromage a longtemps été considéré comme une déclinaison austère du prince des desserts ; une nourriture paysanne quand le brie de Meaux trônait sur les tables des têtes couronnées. La délicatesse et le raffinement pour l’un ; l’aspect rugueux et la puissance pour l’autre.
Les deux sont pourtant intimement liés. D’ailleurs, le brie noir ne doit vraisemblablement son existence qu’à une production aléatoire et un vil souci d’économie. L’usage voulait ainsi que l’excédent de production finisse en brie noir. Rien ne se perd, tout se transforme. De même que, plus tard, les bries jugés insatisfaisants ont à leur tour alimenté les caves à bries noirs. Trop petit, trop sec, tout écart condamnait le fromage à un affinage supplémentaire. "Tous les fromages qui ne correspondaient pas aux canons du brie, on les laissait sécher pour ne rien perdre", confie Pierre Bobin, de la Société fromagère de la Brie.
Fruit d’un produit à l’origine déclassé, prince des desserts déchu, le fromage à la croûte noire vendu moins cher s’adressait aussi à une autre clientèle. En témoignent ses surnoms de " brie des moissons" ou même de " brie des vendanges", parfois, lorsqu’il était consommé par les vendangeurs de la Champagne voisine. Sa pâte, moins crémeuse, lui assurait un maintien et glissé dans le casse-croûte des ouvrier agricoles, le fromage s’accommodait bien mieux des fortes chaleurs.
Les ouvriers agricoles ont cessé d’en consommer et les progrès techniques ont permis de lisser les aléas de production, privant le brie noir de sa fonction originelle. Et puisque tout ce qui est beau est forcément bon, le consommateur s’est mis à exiger un brie à croûte parfaite : avec son feutrage blanc à peine strié de taches orangées. "Plus personne ne désirait faire du brie noir, témoigne Eric Scellier de la fromagerie du Dolloir (Chezy-sur-Marne, 02). Comme il n’était pas beau, il ne se vendait pas."
De l’austérité à la postérité
Isabelle Ganot de la fromagerie éponyme (Jouarre, 77), cinquième génération d’affineurs, se souvient également de cette époque pas si lointaine où le brie noir avait tendance à péricliter. "Durant une période, le consommateur ne recherchait que le beau produit. Aujourd’hui, les gens reviennent au bon produit avec un goût plus marqué."
Et dans les caves du Dolloir, de Ganot ou de Loiseau, plusieurs centaines de bries noirs dorment à nouveau enveloppés de cette forte odeur d’ammoniac si caractéristique. De ces odeurs qui vous assaillent au nez et aux yeux. "On appelle ça dégager son feu", sourit Stéphane Ganot, le frère, " cela survient dix à douze semaines après leur entrée en cave."
Les bries séjournent en caves souvent parfois, jusqu’à dix-huit mois voire deux ans dans certains cas extrêmes ! Au-delà, le produit ne conserve que peu de pâte et se transforme "en dentelle", comme le dit si bien Pierre Bobin. Au cours de cet affinage, le brie se vide peu à peu de son eau et voit son poids fondre : quand un brie de Meaux accuse 3,2 kilos à la pesée, le brie noir au sortir de sa cure d’amaigrissement, en pèse à peine deux.
Remis au goût du jour
Chez les Loiseau à Achères-la-Forêt (77), même si on dit avoir toujours conservé une fidèle clientèle pour le "Melun noir", on observe également ce regain d’intérêt depuis quelques années. "Avant, c’était un produit qu’on cachait un peu. Quand j’étais enfant, il était souvent mis sur le côté de l’étalage. Désormais, on n’hésite plus à le faire goûter", se réjouit Sophie Loiseau. Bénéficiant du retour en affection de tout ce qui touche au terroir et tout ce qui fleure bon l’authentique, le brie noir est remis au goût du jour. Signe qui ne trompe pas : la grande distribution seine-et-marnaise en vend même dans ses rayons ! Le Briard se réapproprie cet héritage et même, il en tirerait une certaine fierté à entendre Sophie Loiseau : " On le voit sur les marchés : c’est un produit que les gens prennent plaisir à faire découvrir à leurs amis venus d’ailleurs."
Ce regain d’intérêt doit cependant être considéré avec mesure. Car même si la fromagerie Loiseau en expédie bon an, mal an, quelques dizaines vers le Japon, l’export demeure anecdotique. Et le brie noir, demeure avant tout consommé en Ile-de-France et en particulier, sur ses terres de Seine-et-Marne.
Dans le café noir
Ce retour en affection, le brie noir le doit sans doute à sa singularité. Avec son goût prononcé qui demeure longtemps après la dernière bouchée et qu’on a parfois assimilé à du savon. Si fort en goût que les anciens le trempent volontiers dans leur café du matin. L’usage se perd un peu et aujourd’hui, les jeunes générations le placent davantage sur le plateau à fromages ; avec comme consigne de partir du fromage le plus doux pour finir avec ce brie noir qu’on prendra soin de découper en lamelles à la différence d’un brie classique. Certains conseillent même de le consommer seul, sans autre fromage, toujours en raison de son goût prononcé. Pierre Bobin décrit une « palette de goûts intéressante » et recommande de l’accompagner d’un vin sucré.
Naturellement, il en va des bries noirs comme des bries tout court. Selon l’âge, selon le producteur, selon la saison, des nuances peuvent être relevées à l’instar des bries de Meaux, de Melun, de Coulommiers, dont il découle. "Un mauvais brie donnera un mauvais brie noir", résume Pierre Bobin. D’ailleurs, chez les affineurs, on veille à leur apporter des soins comme pour n’importe quel autre brie : les retourner deux fois par mois, les brosser également, surveiller l’ambiance de la cave avec un oxygène peu renouvelé, beaucoup de gaz carbonique pour que les fromages s’affinent comme il faut.
C’est une petite revanche prise sur le brie " blanc". Ce brie noir naguère bon marché s’est trouvé une place sur les plateaux et s’est transformé en produit haut de gamme. Qui se vend même parfois plus cher qu’un brie AOC.
Affiné entre 8 et 10 mois, ce brie s’est refait une place sur les étals des fromagers de la Brie.
Fromagerie du Dolloir
Petite particularité : la fromagerie se trouve en dehors de la Seine-et-Marne, à Chézy-sur-Marne (02). Créée en 1850, elle a été reprise au début des années 1990 par Eric Scellier. Quelque 80 à 100 bries noirs sortent de ses caves chaque semaine, vendus en majorité sur les marchés. Contact : 03 23 70 16 35 - http://www.brie-meaux.fr
Fromagerie Gauthier
Affineur de brie depuis 1988, Claude Gauthier propose un brie noir très sec. Un an, un an et demi, deux ans même d’affinage. Installé à la Chapelle-Saint-Sulpice (77), le fromager écoule sa production sur les marchés de la région.
Contact : 06 81 26 64 89
Fromagerie Loiseau
Une autre dynastie du brie. Chez les Loiseau installés à Achères-la-Forêt (77), on a été fabricant de brie (laiterie de Diant) jusque 1996. L’activité fabrication a été cédée au groupe Lactalis, aujourd’hui, les Loiseau demeurent affineurs et commerçants non sédentaires. Contact : www.fromagerieloiseau.fr
Fromagerie Ganot
Isabelle et Stéphane Ganot, le frère et la sœur : la 5e génération d’affineurs de brie. Installés à Jouarre (77), les Ganot sont aussi commerçants de marché. Ils ont créé un petit musée consacré au brie et font visiter leurs caves. Contact : www.fermes-brie.fr