lundi 17 février 2014, par Arnaud Sperat-Czar, Debora Pereira
Deux affineurs français se sont employés à bonifier, à l’initiative de So Cheese, des fromages brésiliens, consommés traditionnellement frais. Au-delà des enseignements de l’expérience, l’enjeu est de sauvegarder une production artisanale de grande envergure, mais menacée et réduite, pour l’instant, à la clandestinité.
Tout a commencé il y a quelques mois par cet arrivage de fromages brésiliens ayant franchi l’Atlantique en avion juste après avoir été fabriqués : des "Serra da Canastra", fromages traditionnels de la région centrale du Minas Gerais, dont la recette les apparente aux tommes européennes au lait de vache.
Et voici, cinq mois plus tard, l’allure de ces fromages après être passés dans les mains de deux détaillants-affineurs du nord de la France : des textures plus ou moins fermes, des pâtes plus ou moins souples et des arômes parfois très éloignés des standards brésiliens.
Le savoir-faire européen en matière d’affinage peut-il aider les 35 000 producteurs de fromages brésiliens au lait cru à sauvegarder leur activité ? Le géant d’Amérique du Sud vit une situation ubuesque : il interdit à ses cohortes d’artisans fromagers, souvent de condition très modeste, de faire le commerce de leurs produits à l’intérieur même du pays, faute, notamment, d’atteindre la date couperet des 60 jours d’affinage exigée par les autorités brésiliennes. Celles-ci s’appuient en effet sur les normes nord-américaines et procèdent ainsi fréquemment à des destructions de livraisons et à des arrestations pour réprimer un commerce illégal très vivace (lire reportage). Les fromages sont en effet le plus souvent consommés frais, autant par habitude que par absence de savoir-faire en matière d’affinage.
A l’initiative de Débora de Carvalho Pereira, collaboratrice de SoCheese et de l’ONG brésilienne SerTãoBras (qui milite pour la légalisation des fromages au lait cru au Brésil), Philippe Armand (à droite) (« Les bons pâturages », deux boutiques à Lille) et Jean-François Dubois (à gauche) (« La Finarde », basée à Arras, plusieurs marchés en région lilloise) ont reçu pour mission d’affiner, chacun, 5 fromages originaires de la Serra de Canastra, fabriqués la semaine auparavant. Les deux fromagers ont testé différents styles d’affinage au sein de différents types d’ambiances. Chacun des affineurs a travaillé de façon séparée, selon ses propres méthodes et ressources.
Jean-François Dubois a investi d’anciennes poudrières sur le site de la Citadelle militaire d’Arras, qui bénéficient d’une très forte hygrométrie (plus de 90%) ; il possède également des caves artificielles.
Philippe Armand est, lui, doté de caves naturelles sous l’une de ses deux boutiques lilloises, moins "humides" (60 à 70% d’hygrométrie). Il s’est fait une spécialité des affinages à l’alcool (il propose notamment un Vieux-Lille à la fleur de bière).
Cinq mois après, début février 2014, une dégustation a été réalisée au consulat du Brésil à Lille. Au menu, une étonnante diversité de fromages. Une démonstration grandeur nature du rôle prépondérant de l’affinage sur l’allure finale des fromages.
Style d’affinage | Ambiance | Résultat |
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Façon tomme de Savoie | • Cave artificielle • Sur planche • 12 à 13°C • 85 à 95% d’hygrométrie • 1 retournement par semaine • Brossage |
Développement de mucor (fleur grise) Goût peu accentué Défauts de croûtage. |
Style d’affinage | Ambiance | Résultat |
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Façon Saint-Nectaire | • Cave artificielle • Sur paille • 12 à 13°C • 85 à 95% d’hygrométrie • 1 retournement par semaine |
• Sans mucor • Pâte ferme et bien lisse • Goût subtil et complexe |
Style d’affinage | Ambiance | Résultat |
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Façon maroilles | • Cave artificielle • 12 à 13°C • Sur claies métalliques • 85 à 95% d’hygrométrie • Lavages hebdomadaires à l’eau légèrement salée |
• Développement du ferment du rouge (croûte brune-orangé) qui type très nettement le fromage "maroilles", au goût comme à l’odeur. • Texture fondante • Affinage trop poussé (un mois de moins aurait été préférable) |
Style d’affinage | Ambiance | Résultat |
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Façon tomme à croûte naturelle | • Cave naturelle vide (anciennes poudrières), jamais utilisée auparavant pour les fromages • 12°C en moyenne • Planche épicéa • Saturation en humidité |
• Croûte sèche, de couleur crème, avec légèrement pigmentations blanches. • Pâte très souple • La plus appréciée de la dégustation (et sans doute celle aussi qui est la plus proche des caractéristiques initiales du fromage) |
Style d’affinage | Ambiance | Résultat |
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Façon "mimolette" | • Cave naturelle à mimolettes (anciennes poudrières) • 12°C en moyenne • Planche épicéa • Saturation en humidité |
• Croûte brune, mitée, constellée de trous provoqués par les acariens. • Le fromage s’est "ratatiné" perdant beaucoup de son humidité, tout en acquérant une texture très fondante. • La pâte s’est assombrie • Goût prononcé (mais pas agressif), légère amertume, arômes de beurre, caramel, réglisse... |
Style d’affinage | Ambiance | Résultat |
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Façon pecorino | • Cave naturelle • 60-70% d’hygrométrie • 12ºC. • Brossage par brosse de nylon et retournement une fois par semaine |
• Pâte semi-dure, à la texture sèche et friable. • A râper ou débiter au poinçon. |
Style d’affinage | Ambiance | Résultat |
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Façon Tomme frottée à l’alcool | • Cave naturelle • 60-70% d’hygrométrie • 12ºC. • Lavage à la Cachaça ("rhum brésilien") une fois par semaine + brossage |
• Croûte de couleur crème • Pâte sèche, constellée de cristaux blancs • Légère amertume • L’alcool n’a pas franchi la barrière de la croûte. |
Style d’affinage | Ambiance | Résultat |
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Façon tomme de chèvre | • Fromage confié à un chevrier qui l’a affiné dans une cave artificielle • 75% d’hygrométrie • 12ºC. • Retournement une fois par semaine |
• Croûte naturelle mixte • Pâte sèche, mais texture restant souple. • Goût piquant accentué. |
Style d’affinage | Ambiance | Résultat |
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Façon Vieux-Lille | • 12ºC. • Fromage affiné dans un récipient fermé et enveloppé dans une étamine imbibée de Cachaça, régulièrement changée |
• Le fromage a conservé son aspect initial : pâte compacte et très blanche. • Fort arôme d’alcool • Intéressant pour les apéritifs. |
Style d’affinage | Ambiance | Résultat |
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Fromage témoin (confié à l’âge d’un mois) | • Cave naturelle • 60-70% d’hygrométrie • 12ºC. • Enveloppé dans un film plastique |
• Peu d’évolution, léger dessèchement de la pâte. |
Accompagnée de Cachaça Havana, de café et de Guaraná Antártica (soda), la dégustation a duré trois heures. Elle a commencé par les fromages au goût le moins prononcé aux plus forts. Les réactions ont été très variées. Jean-Claude Kindt, consul du Brésil à Lille, s’est dit "impressionné par la qualité et la richesse des saveurs." “Celui-ci, par exemple, affiné à la façon d’une mimolette, est comparable aux fromages français en termes de qualité. Il conserve un style exotique et sophistiqué." Il trouve urgent que le Brésil autorise le commerce des fromages au lait cru et leur exportation : “Je veux être le premier à en proposer dans le réseau d’hôtels dont je suis le gérant !".
Cristiana Morais, médecin brésilienne en stage à Lille, a adoré le plus naturel (simple brossage) : “c’est celui qui a le goût le plus proche du Canastra. Par contre, le fromage affiné façon maroilles est trop différent et trop fort, je ne pense pas qu’il soit adapté au goût brésilien."
Un journaliste de la rédaction a, pour sa part, préféré le fromage affiné à la façon d’un saint-nectaire : "Sa pâte est très souple, délicate, aucun défaut n’apparaît, le très léger piquant qui subsiste est agréable et lui donne du caractère. Ce fromage semble magnifié par l’affinage sans qu’il ne perde son âme."
Antoine Guerra, professeur de portugais, qui dispense des séminaires de "tropicalisation" pour des Français expatriés au Brésil s’est dit "très surpris : toutes les fois que je suis allé au Brésil, je n’ai jamais dégusté de fromages brésiliens aussi bons. Cette expérience a de l’avenir !".
Et maintenant ? Cette expérience va faire l’objet de présentations auprès des fromagers brésiliens. Comme le souligne Philippe Armand, l’enjeu est d’opter pour "le moins d’équipements possibles pour permettre aux artisans brésiliens de progresser sans investissements lourds". A suivre sur SoCheese...
Zoom
Si l’on compare la province du Minas Gerais, avec un chiffre estimé de 35 000 producteurs de fromages au lait cru (99% commercialisés dans la clandestinité) avec la France, qui compte moins de 8 000 ateliers de fabrication, on peut deviner que le Brésil est potentiellement l’une des nations fromagères du futur.
Avec l’augmentation de la qualité de vie, la consommation de produits laitiers progresse au Brésil, cinquième producteur mondial de lait, mais contraint d’importer 28 000 tonnes de fromages en 2012. La consommation moyenne de fromage par Brésilien est de 3,5 kilos par an (loin des 24 kilos des Français). En janvier 2014, la Revue Laitière Française annonçait que l’importation de fromages français au Brésil avait doublé entre 2011 et 2013, passant de 800 à 1600 tonnes. Le goût des Brésiliens commence à changer !