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Partir à la recherche du bleu de Termignon, c’est entreprendre un voyage sur une autre planète, ou plonger dans un livre d’Histoire. D’abord, si vous avez téléphoné entre mai et octobre, il y a peu de chances que vous ayez pu joindre l’un des sept fabricants en direct : ils sont montés en estive, au cœur du parc naturel de la Vanoise, ultraprotégé, et là-bas, c’est un autre « espace temps ». Pas de télévision, ni d’ordinateur, mais au bout de petits sentiers caillouteux qu’il faut gravir à pied, des ateliers traditionnels, accrochés à flanc de montagne, à plus de 2 300 m d’altitude.
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Des pièces de lin qui sèchent et claquent au grand air (elles serviront à mouler les fromages), des caves minuscules et odorantes où un rayon de soleil se faufile entre deux lourdes planches de bois, de gros chaudrons en cuivre et d’imposantes presses en bois usées par les années.
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Rejoignez-les et vous aurez le privilège d’assister à l’une des fabrications les plus authentiques qui soient, sans parler de la rareté de ce bleu, à mi-chemin entre pâte pressée à caillé broyé (comme le cantal) et fromage persillé, une technologie unique en son genre.
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Les six fabricants de bleu de Termignon sont issus de quatre familles locales ; ils sont pourtant hétéroclites et chacun fabrique un bleu unique auquel il appose sa « patte ». Parmi eux, deux frères qui travaillent ensemble (André et Alain Rosaz), un père et son fils (Marcel et Raphaël Bantin), une dynamique quadragénaire (Catherine Richard), une charmante vieille dame (Odile Suiffet qui, à 70 ans, continue de fabriquer un fromage par jour)... A cette liste s’ajoutent encore Bernard Richard et Frédéric Muller. Une histoire d’initiés.
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Une pâte friable, granuleuse à certains endroits, plus grasse à d’autres, un bleu à la moisissure fine, sombre, qui apparaît par plaques et de façon très disparate presque six mois après la fabrication... le bleu de Termignon, avec ses 10 kilos, sa croûte d’aspect pierreux et son goût tout en nuances, impose le respect. On est loin, très loin, des produits « lisses » et (trop) réguliers.
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En fonction des fabricants, les procédés varient, mais le socle reste le même. Le fromager mélange deux caillés, celui du jour et celui de la veille. Ensuite, ici on broie le caillé, ailleurs on le hache ou encore on l’émiette finement à la main, avant de le mouler à la main dans de solides pièces de bois, que l’on empile les unes sur les autres avant le pressage. Le fromage s’affine enfin de longues semaines, pendant lesquelles on le lave à l’eau salée et on le retourne chaque jour. Il n’est pas piqué, pas davantage que le lait n’est ensemencé en Pénicillium. Et c’est bien là toute la magie de ce bleu : sa moisissure est naturelle, spontanée.
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Les fabricants lui ouvrent la voie de différentes façons, et notamment en plongeant le caillé une nuit entière dans une cuve de petit-lait, alimentée pendant toute la saison, et qui constitue un « vivier » d’une grande richesse microbiologique. « Les premières semaines de l’été, nous faisons de la tomme avant nous lancer dans le bleu, le temps que la cuve à petit-lait soit apte à passer au bleu », explique Alain Rosaz.
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Les crémiers et grossistes viennent chercher les bleus à la fin août, parfois directement au chalet, c’est le cas de Denis Provent (Chambéry) notamment. Hervé Mons, Robert Bedot, Jacques Dubouloz... sont autant d’amateurs de ce bleu qui se vend facilement, tant il incarne le savoir-faire d’autrefois. Certains détaillants et affineurs vont d’ailleurs piquer les bleus, pour les aérer, voire pour y injecter un peu de Pénicillium.
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Ce trésor est pourtant menacé d’oubli : la relève n’existe pas (ou pas encore, diront les plus optimistes) et le bleu n’est pas non plus protégé par un quelconque signe de qualité. Un projet de demande d’AOC avait bien été lancé en 2005, mais seuls deux fabricants semblaient vraiment prêts à y consacrer du temps et de l’énergie. Certains fabriquent aussi l’hiver, au village, quand d’autres se récrient à cette seule idée : « Cela revient à scier la branche sur laquelle nous sommes assis, s’indigne Catherine Richard. C’est d’autant plus dommage que l’hiver, les coopératives à beaufort sont prêtes à acheter notre lait. » Par Florence Boulenger