mardi 13 septembre 2011, par Florence Boulenger
En Haute-Garonne, Kathi et Ernst Fricker ont donné naissance à une quinzaine de fromages en moins de dix ans. Curieux et touche-à-tout, ils transforment le lait de chèvre comme le lait de vache.
Il est fou, le Suisse, il arrose de l’herbe ! » Quand les Fricker se sont installés sous le soleil de Saint-Félix de Lauragais (Haute-Garonne), leurs voisins n’ont pas été nombreux à croire en leur succès. Les fermiers des alentours, cultivateurs de maïs, comprenaient mal qu’on puisse s’acharner à élever des chèvres sur ces terres arides. C’était sans compter la ténacité du couple, pour qui la Ferme de Cabriole incarnait l’aboutissement d’un rêve ancien. « J’ai toujours rêvé de faire ce métier, raconte Ernst. Enfant, j’ai passé toutes mes vacances chez un oncle agriculteur, qui avait des vaches et chez un voisin de mon grand-père, qui élevait des chèvres Saanen. »
Mais Ernst devient instituteur : « Ma mère estimait que lorsqu’on avait la capacité, et les moyens de faire des études, on ne pouvait s’y soustraire.” »
Les années passent, Ernst rencontre Kathi, l’épouse, le couple fonde une famille, mais le rêve d’Ernst reste intact : « A vrai dire, le désir de devenir fermier devenait de plus en plus fort au fil des années. » Le couple garde l’œil sur les annonces de fermes à céder, mais ne trouve rien d’intéressant en Suisse et c’est ainsi que Kathi et Ernst finissent par aller visiter une ferme française de trente hectares, en région toulousaine. « On est parti visiter sans rien dire à personne, et ça a été le coup de foudre. » La région est céréalière, mais Kathi et Ernst relèvent le pari et se retroussent les manches. « On est arrivé à l’automne 1985, et on a essuyé deux années de sécheresse. C’était extrêmement difficile. On a pris une grande gifle. Heureusement, notre jeune voisin, François, a vu à quel point nous étions “ mordus ” et nous a proposé de monter ensemble un lac d’irrigation. Nous avons mené à bien ce projet, tous les trois. Je savais que nous étions sauvés. »
En Suisse, Ernst a entraîné pendant des années un club de natation de la région de Bâle, dont certains membres figuraient dans l’équipe nationale : le sens de la compétition, de la victoire, la ténacité, il les a gardés intacts.
A la conquête du marché des détaillants
Au départ, la Ferme de la Cabriole vend son lait à une coopérative toulousaine. Quelques années plus tard, en 1995, Kathi et Ernst décident de passer à la transformation. « Nous avons débuté en plein dans la période de la mise aux normes d’hygiène ! Ce n’était pas le meilleur moment, mais nous nous sommes formés (à Carmejane), entourés, et fait aider (de Philippe Garros, notamment, lire CW 5)... Patrick Anglade, formateur à Carmejane à l’époque, nous a fait comprendre que nous n’étions pas obligés de fabriquer uniquement en lactique ! »
Le couple va rapidement lâcher la bride à son imagination, non sans un certain sens du commerce. « A l’époque, le rocamadour était en pleine expansion et pénétrait partout sur le marché. Nous nous sommes demandés comment intéresser les crémiers, et sommes partis sur des pâtes molles à croûte fleurie. J’ai travaillé sur la forme, et j’ai opté pour un fromage hexagonal, car je suis aussi apiculteur ! » C’est ainsi que naît le Cabrie, qui séduit la fromagerie Xavier à Toulouse.
Du côté des lactiques, Ernst lance le Cabécou, la Briquette, le Cœur de Saint-Félix et bien sûr le désormais célèbre Cathare, sur lequel est dessinée, dans la cendre et au pochoir, la croix cathare : « En Suisse, nous avons une croix sur le drapeau national, et quand j’ai découvert la croix cathare par ici, je l’ai trouvée vraiment magnifique ! J’ai donc lancé la Tomme du Lauragais, une pâte pressée cuite nature ou au cumin, dans laquelle est dessinée la Croix cathare par marquage dans la croûte. Ensuite, j’ai eu l’idée de travailler au pochoir sur un chèvre lactique. Depuis, hélas, nous avons été souvent copiés, car il n’est pas possible de protéger l’idée : si un producteur modifie simplement les dimensions du fromage, il peut tracer la croix comme nous le faisons. »
Ces produits-phares ont permis à la ferme de la Cabriole de pénétrer sur un marché que l’on pouvait croire saturé. Quelques années plus tard, les Fricker se lancent dans l’élevage de vaches, avec une foi intacte. « Notre terrain est accidenté. Nous avons donc pensé à affecter les prairies les plus lointaines à des vaches allaitantes, en gardant les chèvres à proximité de la maison. » Le couple débute avec des Limousines et remporte le Sabot d’argent Midi-Pyrénées en 2002. La même année, il décide de passer des vaches allaitantes aux vaches laitières ! Il sera plus difficile de trouver une race qui leur convienne parfaitement, mais ce sont finalement les Brunes qui remporteront l’adhésion d’Ernst : « C’est une race qui me plaît beaucoup, qui me tient à cœur, et qui a des qualités fromagères trop peu connues. »
Pour les Fricker, lancer des fromages de vache a représenté un nouveau défi : « C’était le même jeu, concevoir des produits intéressants, originaux, qui allaient séduire les détaillants... » C’est ainsi que naissent le Cayrou (une couche de fromage de chèvre entre deux couches de fromage de vache), la « Tomme géante » (photo page 5) ou encore le Coup de Corne, un triangle percé d’un trou, qui emprunte son nom à une anecdote véridique (et douloureuse !). Parmi les dernières créations d’Ernst, la Pâquerette (fabriquée au printemps) se transforme en Trèfle l’été et en Flocon l’hiver ! Il s’agit d’une pâte pressée cuite de chèvre, décorée au pochoir. Un autre fromage est sorti récemment des caves de la Cabriole : sa pâte est aromatisée au genévrier.
Les caves, justement, étant très mobilisées par les nombreuses pâtes dures de la fromagerie, affiné entre 8 et 12 mois, Ernst s’est lancé dans les pâtes molles, comme le Pastourie, ou le petit dernier, baptisé Yolidoulidoux, en référence aux chants traditionnels suisses !
L’une de leurs filles va revenir travailler à la ferme cette année, la Cabriole (4 salariés) ayant développé de manière importante l’accueil de classes d’ingénieurs agronomes (en tant que ferme-support) et les visites du public.« Cela prend beaucoup de temps mais c’est essentiel : il faut montrer aux gens ce qu’est vraiment, ce que peut être, l’agriculture. »