Le poète des fromages oubliés
De loin, l’œil distrait croit distinguer des cagettes de champignons. De près, il découvre, incrédule, des fromages improblables, aux croûtes brunâtres et raccornies... De vieux fromages un peu rabrougris, secs d’avoir tant vieilli. Ne surtout pas détourner le regard, chasser ses a priori et se laisser guider par la curiosité...
"Voici les fromages oubliés", claironne Hugues Lataste, dont la barbe grise et le regard perçant en imposent. L’homme dit être "à part", cultiver "une certaine confidentialité", mais sa parole est un torrent passionné qui ne demande qu’à s’épancher. "Oubliés, ponctue-t-il, par l’histoire, oubliés par les paysans qui les fabriquaient, oubliés par les consommateurs..." Mais pas par lui.
"Voilà ce que mangeaient les paysans il y a un siècle, enchaîne-t-il. A l’époque, les fromages n’étaient pas dégustés en fin de repas, ils étaient « LE » repas. Les gens les emportaient avec eux pour la journée dans un sac ou une gibecière, avec un peu de pain et des fruits. Ils devaient contenir suffisamment de protéines pour une journée de travail agricole et se conserver sans encombre."
Les paysans avaient ainsi appris à fabriquer des fromages secs, véritables concentrés de caséines, au goût moins bien fort que ne semble l’indiquer leur couleur. Lorsqu’il s’est installé, Hugues et sa femme, Marie-France, ont entrepris de ressusciter ces "fromages de patrimoine". "Les restaurateurs du 19e se disputaient pour avoir ce genre de produits", assure-t-il.
Hugues s’est engagé dans l’aventure sans prédestination particulière. Adolescent, il avait certes découvert la science de l’affinage chez un fromager, mais, devenu adulte, il n’avait pas souhaité lui succéder l’heure de la retraite venue. Calligraphe talentueux, il avait préféré devenir "peintre en lettres", avant que la vague Internet ne vienne balayer son affaire et ne le contraigne à une reconversion soudaine. Marie-France, elle, disposait d’une formation de coiffeuse mais aussi d’une expérience de vente en crèmerie. Ils s’engagent ainsi naturellement dans le commerce de fromages, sur l’île d’Oléron.
C’est en achetant une ferme de 20 ha à Landiras, en 1986, à une trentaine de kilomètres au sud de Bordeaux, près du Sauternais, qu’une nouvelle direction s’impose. Un ami leur a prêté une demi-douzaine de chèvres, ils entreprennent de transformer le lait. Ils revendiquent d’emblée des méthodes "ultra-naturelles : "les animaux ne mangent et boivent que ce qui vient de chez nous. Ils naissent et meurent chez nous. Nous avons des chèvres qui ont 17 – 18 ans et des vaches qui ont 30 ans."
Féru d’histoire, il se plonge dans l’histoire des traditions agricoles et dans l’histoire tout court. Il évoque les Templiers, les Croisades, les Cagots, les conquêtes napaléoniennes... Et exhume des recettes disparues. "Nos fromages sont les vestiges vivants de la mémoire culturelle fromagère de la Gascogne. Leur recette remonte pour la plupart au 10e siècle. Des familles ont su les perpétuer. Nous sommes le dernier maillon. Nous avons dû rechercher des animaux adaptés à ce type de fabrications."
L’exploitation, dont la surface a désormais triplé – « On a agrandi la propriété mètre carrré par mètre carré, hectare par hectare » –, compte une quinzaine de vaches de races Jersiaises, réputées pour la richesse de leur lait en protéines, et 140 chèvres bazadaises, une race locale menacée de disparition.
Et ces fameux produits ? Ils portent des noms tout aussi inattendus que leur allure. Le « Cul fendu » est un chèvre délactosé au vin de Graves et relevé de muscade. Sa forme en croissant rend hommage à l’influence sarazine « qui nous amené les caillés lactiques et la transfomation du lait en fromage ». Particularité, il résulte de « l’assemblage de deux caillés, l’un fabriqué en vieille lune, l’autre en nouvelle lune. Nous mélangeons dans le nœud lunaire, quand aucune réaction ne doit se faire... »
Le « Templier » est, quant à lui, marqué de quatre empreintes de doigts, « contre trois pour l’Ordre, qui lorsqu’il a été condamné à la clandestinité, a bien dû trouver des signes de reconnaissance ». D’autres marques encore sur ce fromage héritage d’un fromager fabriqué par les « lépreux blancs » : « Gaston de Foy leur a permis de vivre avec les animaux et de fabriquer, à condition de marquer le produit. C’est un produit issu de la souffrance. »
Le « Lingot de Brax » évoque, par sa forme toute aplatie, la poche arrrière d’un pantalon. « Dans ce fromage, il y a 3 litres de lait », s’enthousiasme Hugues Lataste. L’« Orange » est aromatisé au fruit du même nom : « on a retrouvé dans de la poussière ramenée d’Egypte par Champollion des traces de fromages aromatisés à l’orange ».
Ces fromages-là, quand ils sont longuement vieillis, ne se consomment pas comme les autres : « Ce sont des “fromages délices”, on en fait des lamelles les plus fines possibles, il faut que ce soit l’air qui donne le goût , tout est dans cette pellicule mince »
« Nous sommes en fin de carrière, encore quelques années et tout cela aura disparu », affirme avec un peu de roublardise Hugues Lataste. Car la relève n’est pas loin : les deux filles du couple, Lauraine et Oriane, travaillent déjà sur l’exploitation, tandis que leurs deux frères, Lionel et Olivier, sont également restés dans la filière agricole.
(Texte : Arnaud Sperat-Czar - Vidéo : Débora Pereira)
Coordonnées
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Domaine Maraÿn de Bartassac
Lataste Hughes
Route de St Michel de Rieufret
33170 Landiras