lundi 18 octobre 2010, par Arnaud Sperat-Czar
Cabrioulet, cabri ariégois, chèvre au piment d’Espelette... : leurs fromages souples et fondants, atypiques dans les Pyrénées, sont devenus une valeur sûre dans les étals. Qui prendra le relais ?
La fromagerie est située tout au fond d’une vallée déserte longue de 8 km dans les Pyrénées ariégoises, juste en dessous du Col del Fach. « Il n’y avait rien lorsque je suis arrivé ici en janvier 1983 », explique Philippe Garros. « Après avoir habité Montpellier et l’Auvergne, j’ai voulu revenir au pays, ce qui n’était pas facile. On appelle cette région assez enclavée la “ Terre Courage ”. Je recherchais de l’espace, ce n’est pas un hasard que mon épouse soit Canadienne, j’ai besoin de cette poésie de l’espace. »
Un itinéraire classique pour ce post-soixante-huitard qui approchait alors la trentaine. « Comme j’ai compris qu’on ne pouvait changer la société, j’ai choisi de me changer moi-même. J’ai été élevé dans les valeurs du travail et je voulais capter la force des éléments. Le fromage nécessite de capter ce qu’on ne voit pas ! En somme, allier le travail et la contemplation. » Philippe se retrousse surtout les manches et défriche, dégage des pâtures, bâtit un élevage, construit une fromagerie et, peu à peu, en l’espace de dix ans, seul, se forge une notoriété, avec un fromage de chèvre original, la « tomme Cabrioulet ».
« J’ai voulu me différencier, et non copier ce qui se faisait déjà. A l’époque, explique-t-il, on trouvait peu de tommes de chèvre sur le marché car le lait de chèvre est constitué de protéines fragiles. Quand il en existait, leur pâte était très sèche, très ferme. Fils d’un responsable des ventes, j’étais très attentif au marketing et au goût des consommateurs qui, de plus en plus déjà, voulaient des pâtes souples et mœlleuses. Il y avait un sacré défi à relever. » La tomme Cabrioulet naît dès 1983, rustique avec sa croûte rugueuse, raffinée avec sa pâte fondante d’une belle longueur en bouche.
A une centaine de kilomètres de là, « Suzie », chanteuse lyrique de la troupe de l’Opéra de Toulouse, construit pas à pas le destin qu’elle s’est imaginé. Adolescente, dans sa chambre du Nouveau Brunswick, province anglophone du Canada, elle aimait contempler le planisphère suspendu au-dessus de son lit. Comme toutes les ados de son âge, elle laissait vagabonder son esprit vers d’autres latitudes. Elle avait alors annoncé à sa mère, d’origine française : « Un jour, j’irai vivre en France ». L’idée ne l’avait encore jamais effleurée. A Toulouse, elle confie un soir, à l’une de ses consœurs, comme une évidence, cette idée qui vient de lui traverser l’esprit : « Un jour, j’irai fabriquer des fromages de chèvre dans les Pyrénées. »
Des fromages qui conjuguent rusticité et élégance
La rencontre entre la cantatrice canadienne et l’ermite fromager intervient au début des année 90, chez des amis communs. Elle est sans lendemains. Mais un an plus tard, à un jour d’intervalle, Philippe et Marie-Suzanne se rapprochent d’un même élan de l’amie commune et demandent des nouvelles de cet autre rencontré des mois auparavant. La cantatrice s’apprête à interpréter la Traviata à Orange, elle y invite le fromager. Marie-Suzanne va réaliser sa prédiction.
Philippe cite la parole des Inuits : « Méfiez vous de vos souhaits ». « Il suffit de souhaiter les choses, elles peuvent arriver ! », lui répond en écho Marie-Suzanne, persuadée qu’une volonté forte peut faire basculer le destin. Elle en est sûre : « Nous avons des sens qui n’ont pas encore été mis à l’évidence ».
Leur rencontre est prolifique. En 1992, ils créent le « Petit fiancé des Pyrénées », allusion directe à leur idylle, aux lointaines allures de reblochon de chèvre. Puis, l’année suivante, le Cabri ariégeois, aux allures de mont-d’or de chèvre, cerclé comme son lointain cousin jurassien dans une sangle d’épicéa et mis en boîte. « Mais la technologie est très différente, souligne aussitôt Philippe. Je l’ai créé, car je recherchais des fromages très mœlleux. Le cercle de bois s’est imposé naturellement pour tenir le fromage. Puis je me suis aperçu que les tanins de l’épicéa réalisaient avec le chèvre un heureux mariage. » Sangler, mettre en boîte : ce fromage exige beaucoup de manutention : « C’est un travail d’amoureux, confie-t-il. Il y a de la joie à le fabriquer, ce n’est pas évident de contrôler tous les paramètres : le lait de chèvre, avec ses caséines peu stables, n’est a priori pas fait pour cela ».
Vingt ans de passion
L’atelier de fabrication, la chèvrerie et les pâtures résonnent souvent des vocalises et ritournelles de Marie-Suzanne. A l’écart de tout, la ferme s’étire tout en longueur avec vue plongeante sur la vallée très boisée. Devant, une pâture qui descend en pente douce, avec, au premier plan, un bassin de sédimentation et des roseaux pour filtrer les eaux blanches de la fromagerie. Derrière, en hauteur, la chèvrerie. Partout autour, des bois et bosquets ou règnent chênes et châtaigniers. Le troupeau compte 290 têtes. Philippe a choisi d’élever des chèvres, parce qu’elles le fascinent. « Elles sont indépendantes, affectueuses, intelligentes. » Au début, il avait acquis des chèvres du Rove, aussi majestueuses que réticentes et parcimonieuses lorsqu’il s’agit de donner leur lait, puis s’était réorienté rapidement vers des Alpines chamoisées. « Pendant dix ans, je les trayais, leur donnais du fourrage, puis les laissais partir dans la nature. Elles revenaient immanquablement, dans 95% du temps, à 17 h 55 pour la traite de 18 h, comme si elles avaient une horloge dans la tête. Les 5% restants, c’est la galère. Les cloches, avec un vent contraire, ça ne marche pas ! »
« Un jour, un exploitant forestier m’a intenté un procès, poursuit-il, en invoquant des dégâts disproportionnés par rapport à la réalité. J’ai dû tout de même modifier ma conduite d’élevage. Les chèvres sortent désormais pour la gymnastique et le soleil, mais plus pour s’alimenter. Depuis, nous contrôlons mieux leur alimentation. On leur fait ingérer des fibres qu’elles dédaignaient dans la nature pour obtenir une quantité et une qualité des matières grasses source de saveur . » Les Alpines de l’exploitation donnent 3,5 à 4 litres de lait chaque jour, soit 1000 à 1100 kilos par an. « C’est l’un des meilleurs troupeaux des Pyrénées », assure-t-il.
Dans chacun de leurs produits, on retrouve sa rigueur et sa précision à lui, et sa tendresse et sa générosité à elle. A la fin des années 90, le couple se lance dans une expérience de collecte de lait de vache, auprès d’un éleveur de vaches voisin, et la fabrication de tommes. Naissent ainsi le Phébus, qui évoquerait volontiers le bethmale s’il n’avait une croûte cendrée, et le Petit fuxéen, gros palet fondant à croûte régulièrement lavée. Avant de mettre un terme à cette expérience, car il est « difficile de contrôler la matière première » quand on n’assure pas l’élevage.
La dernière création du couple est une tomme de Chèvre au piment d’Espelette (réparti à la façon d’un morbier). Ce sera sans doute la toute dernière. Car cet été, ils ont dû se résigner à prendre la décision de vendre leur fromagerie. Solide et pérenne, connue et reconnue, elle tourne pourtant bien avec ses six employés. Mais Philippe et Marie-Suzanne doivent s’incliner devant un destin qui se refuse, cette fois-ci, à leur sourire : Philippe, atteint brutalement par une maladie qui sape son énergie, doit baisser les bras. Ils cherchent désormais un repreneur qu’ils aimeraient accompagner pendant un an. Avant de partir vers un autre horizon : une petite maison achetée sur les bords d’un lac les attend désormais au Canada.