dimanche 10 octobre 2010, par Arnaud Sperat-Czar
Producteur de Fronsac et Canon-Fronsac dans le Libournais, ce vigneron autodidacte
suit un chemin à part dans le vignoble bordelais, sans concessions.
Il a de faux airs de Jean-Paul Sartre. Le même goût pour la dialectique, la même hostilité au courant dominant. Mais lui ne monte pas sur les tonneaux. Il les remplit de vins délicats et complexes. L’endroit, bucolique à souhait, surplombe la Dordogne. La rivière, brune et indolente, voit arriver deux fois par jour, lors des grandes marées, la vague venue de l’Océan. La maison aux vieilles pierres calcaires, bâtie au XIVe siècle, est un brin austère. Les chais, en contrebas, tournent le dos à la rivière.
« Le chai, on ne devrait pas le montrer », prévient le vigneron, qui s’y rend pourtant très fréquemment : « je goûte les cuves au moins deux fois par jour durant les vinifications ! » « Car tout doit se faire dans la vigne, reprend-il. Je n’ai pas besoin d’acheter de levures, pas d’enzymes, pas de tanins… Dans la vigne, aucun engrais chimique et aucun pesticide de quelque nature que ce soit. Les jeunes qui sortent d’école d’œnologie tombent des nues lorsqu’ils viennent ici. Ils ne comprennent pas cela ! Ils veulent se protéger de tout. Nous vivons dans un système de la peur. La vie est pourtant plus forte. » Adepte reconnu de la biodynamie, dont il sait s’affranchir lorsqu’il décide de suivre son intuition plutôt que les préceptes écrits, Paul Barre songe régulièrement à sortir du système de l’AOC, lorsqu’il le contraint pour de « mauvaises raisons. » « Il faut entretenir cette révolte en nous », dit ce lecteur assidu de « la Philosophie de la liberté » de Rudolf Steiner. Y compris dans ses propres rangs : « Le problème de “ la ” bio, aujourd’hui, c’est qu’elle est envahie par “ le ”bio ». « La bio, explique-t-il, c’est un état d’esprit, un projet de vie, une façon de voir différente. Comme elle est à la mode, le marché s’en empare pour faire du profit. C’est un autre état d’esprit. On dit maintenant “ le bio ”, on est est passé du féminin au masculin. Il faut sans doute un peu des deux. »
« Je n’ai pas besoin d’acheter de levures »
Ses vignes sont loin d’épouser les canons de la rigueur bordelaise : quelques pieds de Malbec, un peu plus de cabernet franc sont mélangés dans ses parcelles de merlot, le cépage roi du Libournais. Des arbres fruitiers s’intercalent ici et là, comme ce brugnonier planté au milieu d’une parcelle de Fronsac. « L’arbre donne du goût au sol, assure Paul Barre. Certaines parcelles ont des arbres de fruits à noyaux (pêchers), d’autres de fruits à pépins (pommier, poirier). Je ne sais pas pourquoi mais je suis en train d’en replanter, cela me paraît essentiel. Les anciens procédaient ainsi. »
Poète ? Non, philosophe, avec toute la rigueur conceptuelle que cela nécessite. Paul Barre consigne dans des cahiers tout ce qui se passe dans ses vignes depuis vingt ans. Pour progresser sur les chemins de la connaissance. Le domaine produit, sur 7 ha, du Fronsac, le Château La Grave, et du Canon Fronsac, la Fleur Cailleau, deux petites appellations de la rive droite. Le premier, issu d’un terroir argilo-sableux assez ventilé, est d’humeur plus primesautière et facile d’accès que le second, produit à l’abri d’une combe argilo-calcaire. « Le Château La Grave peut se sortir à l’improviste, tandis que La Fleur Cailleau apprécie 3 à 4 heures de carafe », conseille-t-il. « Il faut goûter ses vins friands de force, de fraîcheur et de clarté, ils vibrent et nous sortent du “gustativement correct ” bordelais ! », dit d’eux le caviste parisien Bruno Quenioux (www.philovino.com), qui nous les a fait découvrir. On acquiesce en ouvrant les bouteilles avec le vigneron et sa femme Pascale. Paul Barre classe les vins en trois catégories. « Ceux qui sont bons, qui font plaisir, mais qui n’appellent pas plus de commentaires et après lesquels on passe à autre chose. Ceux qui ont plus de complexité, dont on arrive à parler. Ceux enfin, qui sont d’une telle complexité, que les mots peinent à les décrire. Ceux-là réveillent des émotions et des souvenirs ».
Le vigneron essaie de travailler dans les trois registres, parce que le bon vin, c’est celui qui convient à un moment précis. « Il faut avoir des bouteilles simples, qui se boivent à l’improviste, sur le champ, avec un copain de passage. Pour les vins plus complexes, il faut du temps, un climat particulier, pour que les mots puissent sortir, pour que l’émotion s’installe. La grande bouteille, on passe totalement à côté si on l’ouvre dans des conditions qui ne sont pas adaptées. »
« En faire le moins possible, mais au bon moment » : il en revient toujours à cette idée, qui a donné naissance, en 1996, à sa cuvée « 43 ». L’idée de choisir un chiffre lui a été donnée par son pair et ami alsacien, André Ostertag, qui en avait fait ainsi lorsque l’un des ses vins avait été refusé par l’AOC. Un Canon-Fronsac très délicat, très fondu, plus gras que les autres, grâce au travail des lies, où l’on retrouve toute la plénitude de l’homme heureux, mais aussi la tension de celui qui sait qu’il a encore beaucoup à apprendre.